Helene Speyer,
Chercheuse, professeure associée, psychiatre 
Centre de recherche sur la santé mentale de Copenhague (CORE), Hôpital universitaire de Copenhague
"J'ai été confrontée à une dissonance cognitive : si beaucoup trouvent du réconfort dans les diagnostics, d'autres, comme moi, se sentent piégés par eux"
Comment avez-vous vécu l'annonce du diagnostic ?
"Révéler mon diagnostic n'a pas été une décision spontanée, mais un acte délibéré, motivé par un profond désir d'estomper la frontière entre "nous" et "eux". Je voulais remettre en question la division implicite entre les professionnels et les personnes ayant vécu cette expérience, et montrer que celle-ci peut prendre de nombreuses formes, y compris la mienne. Mais ce choix a eu un prix. D'un côté, j'ai reçu des dizaines de messages de collègues et de cliniciens me remerciant d'avoir mis des mots sur des expériences qu'ils avaient également vécues, mais qu'ils avaient longtemps gardées secrètes par honte. Cela m'a profondément ému. D'un autre côté, j'ai également reçu des commentaires douloureux. Certains collègues se demandaient si, maintenant que j'avais révélé mon diagnostic, il serait difficile de savoir qui s'exprimait : moi ou mon trouble. Cela m'a beaucoup touché. Cela reflétait précisément la stigmatisation que je redoutais le plus:
être disqualifiée sur le plan épistémique, marginalisée dans la communauté scientifique, considérée non pas comme un penseur, mais comme une pathologie. Il est intéressant de noter que les réactions négatives ne sont pas venues uniquement des milieux professionnels. Certaines personnes issues de communautés ayant vécu des expériences similaires ont remis en question la légitimité de ma voix, affirmant que je n'étais pas "suffisamment handicapée" pour être considérée comme l'une des leurs. Cela aussi a été douloureux. Cela révèle à quel point les frontières autour de l'expérience vécue peuvent être contestées et politisées. Mais au milieu de tout çà, quelque chose d'inattendu et de magnifique s'est produit : quelques-uns de mes patients m'ont dit qu'ils avaient vu mon histoire, et ce qu'ils m'ont confié m'a profondément touché. Ils m'ont dit que cela les avait aidés à se sentir plus proches de moi. Cela a donné à notre relation thérapeutique une profondeur différente, fondée sur la reconnaissance mutuelle et non sur la hiérarchie."
Avez-vous été victime de stigmatisation depuis que vous avez révélé que vous souffriez d'un trouble psychique ?
"Je me souviens qu'une personne m'a un jour demandé, avec une frustration sincère : "Que devons-nous faire de quelqu'un comme vous, qui n'est ni oiseau ni poisson ?" Cette question résumait parfaitement la difficulté que la société, et en particulier notre domaine, a avec la liminalité. Je vis dans un espace entre deux identités, ce qui perturbe le confort des dichotomies. Dans une discipline qui assimile souvent la crédibilité à la neutralité et au détachement, le fait de s’être ouvert sur son expérience vécue reste perçu comme une transgression. J'ai répondu à cette personne : "C'est parce que je suis un oiseau-poisson." Un oiseau-poisson peut être vu soit comme un être coincé entre deux catégories, soit comme un être qui incarne plusieurs façons d'être et de connaître à la fois. Dans mon cas, je vis les deux. Certains jours, je ressens le poids de l'isolement dans cet espace intermédiaire, n'appartenant à aucun groupe, me sentant rejetée par les deux camps et, parfois, rejetant moi-même ces deux camps. D'autres jours, je me sens pleine d'espoir, voire libérée, en reconnaissant que nous sommes nombreux à porter en nous des éléments « oiseau-poisson ». Si nous pouvions évoluer vers une culture où cette hybridité n'est pas quelque chose à corriger ou à remettre en question, mais simplement à accepter, nous pourrions enfin démanteler les dichotomies mêmes qui alimentent la stigmatisation. Une fois que nous cessons d'insister pour choisir entre l'un ou l'autre, les catégories qui nous définissent et nous divisent commencent à perdre leur pouvoir."
Comment votre expérience vécue a-t-elle changé votre perspective épistémique, votre pratique clinique ?
"Au cours de ma première décennie en tant que psychiatre, j'ai adhéré au modèle médical, diagnostiquant les troubles mentaux à travers le prisme des "déséquilibres biochimiques" et préconisant un traitement médicamenteux à long terme. Cependant, bien que j'aie été formée à cette approche, elle me semblait hypocrite car je ne l'avais jamais trouvée utile dans ma propre vie et j'ai commencé à me sentir en conflit à l'idée de la proposer à mes patients. J'ai été confrontée à une dissonance cognitive, reconnaissant que si beaucoup trouvent du réconfort dans les diagnostics, d'autres, comme moi, se sentent piégés par eux. Au fil du temps, cette dissonance s'est transformée en une crise philosophique. J'ai exploré la psychiatrie critique et les mouvements d'usagers des services, qui reflétaient ma propre insatisfaction à l'égard des conceptualisations actuelles de la santé mentale. Cela m'a amené à changer ma façon de penser, passant d'une vision rigide et essentialiste de la maladie mentale à l'acceptation de multiples perspectives épistémiques. Ce changement m'a aidé à comprendre que la détresse psychique peut être comprise de différentes manières et qu'il n'existe pas de cadre universellement valable. La philosophie de la psychiatrie m'a fourni les outils nécessaires pour opérer ce changement, m'apprenant que la pratique psychiatrique repose sur des hypothèses philosophiques qui peuvent être remises en question ou réinventées."
Que pensez-vous du dépistage précoce des troubles ?
"J'ai travaillé dans des services d'intervention précoce et j'ai trouvé cela utile, en particulier lorsque ces services se concentrent sur le soutien et la compréhension. Cependant, je ne peux m'empêcher de penser que si j'avais 13 ans aujourd'hui, j'aurais peut-être été pathologisée inutilement par ces interventions, ce qui aurait complètement changé le cours de ma vie. De nombreuses personnes partagent aujourd'hui leur histoire, racontant comment elles ont été pathologisées très tôt et comment le fait de se comprendre à travers le prisme médical les a conduites à des années de soins psychiatriques qui n'ont peut-être pas été utiles. Cela nous rappelle que si le dépistage précoce peut être bénéfique, nous devons veiller à ce qu'il ne contribue pas involontairement à l'étiquetage et à la stigmatisation à long terme, en particulier chez les jeunes qui sont encore en train de découvrir leur propre identité."
Qu'avez-vous appris de vos travaux sur les pratiques de soins axées sur le rétablissement ?
"Je n'ai commencé que récemment à faire des recherches sur les soins axés sur le rétablissement. Mon premier article conceptuel, publié dans The Lancet, s'interrogeait sur la compatibilité entre les fondements épistémiques et ontologiques du mouvement pour le rétablissement et la médecine. Je m'inquiétais du fait que, sans fondement clair, le concept de rétablissement risquait de devenir si vague et « flou » qu'il perdrait tout son sens, permettant à n'importe qui de s'en réclamer sans en aborder les implications plus profondes. Cette exploration m'a montré que le rétablissement est un parcours profondément personnel et non linéaire, axé sur l'autonomisation, l'espoir et le sens. Il ne s'agit pas seulement de gérer les symptômes, mais d'aider les individus à trouver un but et une capacité d'agir dans leur vie. Cependant, mes recherches ont également mis en évidence que le modèle de rétablissement remet en question les paradigmes médicaux traditionnels et que nous devons veiller à ce qu'il conserve sa profondeur et sa pertinence pratique, sans devenir un terme fourre-tout. Une solution pourrait peut-être consister à élaborer un cadre et une terminologie plus précis pour soutenir les changements idéologiques qui faisaient autrefois partie intégrante du mouvement de rétablissement. En affinant ces concepts, nous pourrions garantir que le mouvement reste pertinent et ancré dans la réalité, tout en respectant ses valeurs fondamentales d'autonomisation et d'autodétermination, sans devenir trop vague ou trop général."
Avez-vous travaillé sur des lignes directrices concernant la valeur de la codécision en santé mentale ?
"La psychiatrie fonctionne encore souvent selon un modèle paternaliste, où le clinicien détient la plupart du pouvoir. Je pense qu'il est essentiel de s'orienter vers un dialogue plus collaboratif, où l'expertise clinique et l'expérience vécue sont valorisées de manière égale. Cette approche favorise le respect mutuel et l'autonomisation des patients, ce qui conduit finalement à des soins plus personnalisés et plus efficaces.
J’ai publié un article dans la revue Harvard Review of Psychiatry sur les difficultés qui surviennent lorsque la prise de décision partagée ne fonctionne pas. Nous y proposons de passer à une "délibération partagée", qui place le professionnel sur un pied d'égalité, mais aussi dans une position vulnérable dans le processus. Il ne s'agit pas seulement d'échanger des faits, mais aussi de partager des valeurs, des craintes et des expériences personnelles. Ce changement reconnaît que le clinicien et le patient apportent tous deux quelque chose de profondément humain à la conversation, et c'est grâce à cet espace commun qu'une véritable collaboration peut s'instaurer."
Quels résultats avez-vous obtenus de vos recherches sur la déprescription chez les personnes souffrant de psychoses ?
"Je suis globalement très engagée dans les processus de déconstruction, qu'il s'agisse de déprescription, de dédiagnostic ou de plaidoyer en faveur de la désinstitutionnalisation. Lorsque les patients sont inclus dans ces décisions, les résultats s'améliorent, non seulement sur le plan clinique, mais aussi en termes de dignité, d'autonomisation et de confiance dans le processus. Nous avons largement ignoré ces processus dans la psychiatrie traditionnelle, et nous en voyons aujourd'hui les conséquences : les gens se sentent prisonniers de diagnostics et de traitements médicamenteux dont ils ne peuvent se passer sans souffrir de graves symptômes de sevrage. Il est grand temps de prendre cela au sérieux et de cesser de manipuler les gens en leur disant qu'il s'agit simplement d'une récidive de leur trouble. Lorsque nous considérons le sevrage comme une rechute, nous sapons la confiance et empêchons un véritable rétablissement. Nous devons créer des systèmes qui favorisent une réduction progressive et prudente, reconnaissent la complexité de ces expériences et impliquent les personnes de manière significative dans les décisions concernant leurs propres soins. Afin d'explorer de nouvelles façons de changer les perspectives cliniques, je viens d'obtenir un financement pour une étude en réalité virtuelle qui renverse les rôles : au lieu de randomiser les patients, nous randomisons les psychiatres. Cette intervention leur permet de vivre des rencontres cliniques sur la déprescription du point de vue du patient. Notre hypothèse est que ce type d'expérience immersive peut favoriser une plus grande humilité épistémique et rendre les cliniciens plus ouverts à soutenir les souhaits et les préoccupations des patients dans ces décisions complexes."
|